Chronique

Procès de la brusquerie ordinaire, la suite

Ce sont des journalistes qui ont fait tomber Harvey Weinstein de son Olympe. Le mouvement #MoiAussi est né et a inspiré d’autres enquêtes journalistiques qui ont visé des ogres aux comportements inacceptables. On n’a qu’à penser à Gilbert Rozon, à Éric Salvail et à Sylvain Archambault, au Québec.

Notre responsabilité de journaliste est immense, donc. Avec les enquêtes sur Rozon, Salvail et Archambault, le métier a mis la barre très haut. Autant pour le fond (choisir les enquêtes selon la gravité des faits reprochés) que pour la forme (rigueur des enquêtes).

Le climat est donc à la dénonciation. Parfait, je l’ai dit et je vais le répéter : j’en suis. Et que cela passe par les médias n’est pas délétère en soi.

Depuis le début de ce mouvement, je suis fasciné par la prise de parole, par le chemin parcouru. C’est #AgressionNonDénoncée qui a mué comme le Demogorgon de Stranger Things : plus gros, plus fort, plus irrésistible.

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Je suis fasciné, mais légèrement effrayé, quand même…

Quand les journalistes valident des faits et des paroles, quand ils recoupent six, sept, dix, douze témoignages de victimes d’un Weinstein ou d’un Rozon, témoignages qui se rejoignent dans le modus operandi, je me dis que les risques de dérapages sont réduits au minimum. Je me dis que… c’est vrai.

Je me fie plus à ces enquêtes de journalistes professionnels qu’à l’histoire non validée d’un(e) inconnu(e) qui balance son mononcle sur le média social de son choix.

D’où ma sidération devant le reportage de Radio-Canada sur les méthodes d’enseignement de Gilbert Sicotte. Des méthodes présentées comme du « harcèlement psychologique » par des élèves présentés comme des « victimes », déjà là on était dans l’enflure. J’ai écrit là-dessus jeudi. J’estime que le sujet ne valait pas une enquête journalistique calquée sur celles qui ont fait tomber les Weinstein et Rozon.

Hier, des comédiens ont pris la parole pour dire qu’eux aussi avaient « goûté à la médecine » de Gilbert Sicotte et que cela leur avait laissé un goût amer dans la bouche. Le comédien Philippe-Audrey Larrue-St-Jacques a d’ailleurs pondu un texte très équilibré sur son ex-enseignant, dans Urbania.

Mais plusieurs comédiens et comédiennes m’ont signifié en privé être bouleversés par ce reportage… Parce qu’ils et elles ont adoré avoir Sicotte comme prof.

Preuve que la « brutalité » est perçue différemment selon les élèves, selon l’œil qui regarde, selon le jardin secret remué par le prof : peut-être que ceux qui ont adoré Sicotte devraient aussi écrire des lettres à Urbania

Peut-être que les méthodes de Gilbert Sicotte – et celles d’autres enseignants en art dramatique qui ont la même approche – sont d’un autre temps. Je sais que d’autres enseignants ont d’autres méthodes, plus douces. Je comprends le point de vue opposé au mien là-dessus et j’ai entendu de bons arguments.

Mais reste que le topo qui crucifiait Sicotte au Téléjournal, aussi présenté à 24/60, ne m’a pas fait grimper dans les rideaux, contrairement aux topos qui ont débusqué les autres salauds des dernières semaines. Si j’en juge par ma boîte de courriels, je suis loin d’être seul de ma gang à avoir été ahuri.

Je dis juste que je ne suis pas certain du tout que Gilbert Sicotte ait mérité de recevoir le goudron et les plumes du shérif médiatique, même si ses méthodes sont dures. Il y avait peut-être un dossier là-dedans, un feature, en langage de journaliste. Mais huit minutes d’enquête et une discussion à 24/60, vraiment ?

Sur ce ton-là, en plus, à la Mike Wallace qui coinçait un fraudeur à l’émission 60 Minutes

Me semble que c’est exagéré.

Me semble qu’on prend la barre qui était très élevée pour ce qui est de débusquer des ogres et qu’on la dépose au niveau des chevilles.

Cette perception d’exagération dans le cas de Gilbert Sicotte, elle existe au sein même de Radio-Canada, où un tas de journalistes ont été sidérés par ce reportage. Je soupçonne que c’est d’ailleurs autant à ces journalistes de la Maison qu’au public que s’adressait la justification du topo publiée par le directeur de l’info de Radio-Canada…

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Permettez que je demande aussi : ça s’arrête où ? Ces procès pour brusquerie ordinaire, je veux dire.

On a commencé par débusquer des personnes qui commettaient du harcèlement, des attouchements et des agressions de nature sexuelle. Parfait, c’est utile, c’est nécessaire. La peur a changé de camp, comme on dit. Mais on dévie maintenant vers des gens…

Pas gentils ?

Et on leur demande à la télévision publique, sur un ton des plus sentencieux, s’ils ont déjà crié, s’ils ont déjà sacré ?

Ayoye.

Il va y avoir des heures de plaisir pour bien du monde dans ces colonoscopies de probité morale. Ça va faire un bon show. Mais je ne sais pas si ce sera super utile.

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